Ce que nous enseigne le mouvement des Gilets jaunes


Il est aujourd’hui temps de dresser un début bilan du mouvement des Gilets jaunes. Le mouvement va durablement modifier l’espace politique mais aussi l’espace social français, et cela bien plus que les observateurs dans la plupart des médias ne l’imaginent.

Le mouvement des Gilets jaunes a provoqué le resurgissement de la question sociale comme question majeure de la politique en France. Bien entendu, la question sociale n’avait jamais complètement été évincée. Mais, la dimension générale du pouvoir d’achat, de la pauvreté dans laquelle se débattent des millions de français, avaient eu tendance à être occultés, voire remplacés par des questions sociétales comme celle du «mariage pour tous».

Le mouvement comme force collective

Un mouvement social, il faut toujours le rappeler, c’est d’abord et avant tout une expérience collective où des individus isolés prennent conscience de leur force une fois qu’ils sont rassemblés. De nombreux historiens et sociologues ont fait ce constat. Mais, le mouvement des Gilets jaunes a ceci de particulier qu’il fait vivre cette expérience collective à des gens qui étaient à priori aux antipodes de celle-ci. La très grande majorité des participants à ce mouvement appartiennent aux professions libérales, sont des petits commerçants ou de petits entrepreneurs, ou sont des travailleurs «ubérisés», soumis justement à cette ubérisation du travail dont on a tant parlé. On doit y ajouter des salariés, mais très rarement de grandes entreprises et des retraités. Le cadre d’existence de ces personnes ajoute aussi à l’isolement qu’ils peuvent connaître dans le cadre de leur travail : c’est la France dite «péri-urbaine», des petites villes mais aussi des lotissements construits à la campagne, qui s’est exprimée dans ce mouvement. On y reconnaît les traits de la France dite «périphérique» analysée par Christophe Guilluy [1]. Ce cadre d’existence est marqué par un retrait, plus ou moins important des services publics laissant ces personnes encore plus isolées, encore plus dépendantes de leur moyen de transport individuel. La combinaison de l’isolement sur le lieu d’activité et de celui sur le lieu d’existence aboutissait à rendre invisibles ces personnes mais aussi à le mettre hors de la vie politique et associative. On a beaucoup glosé sur la prégnance du vote Marine le Pen ou Front National chez les Gilets jaunes. Mais, la réalité était bien plus une domination des attitudes abstentionnistes.

Or, ce mouvement a mis des personnes en contacts avec d’autres personnes. Les fameux «ronds-points» dont Monsieur Castaner souhaite aujourd’hui tant l’évacuation, ont été de fantastiques lieux de rencontres et de construction d’une identité politique collective. Les membres de ce mouvement ont fait l’expérience d’une force qui a fait plier un gouvernement qui s’était montré jusqu’à maintenant intraitable, que ce soit sur la question des «réformes» du Code du Travail ou sur celle de la SNCF. Les victoires remportées, pour insuffisantes qu’elles soient, sont cependant très substantielles quand on les compare à ce qu’ont obtenu les mouvements contre la loi travail ou celui des cheminots. Ces victoires par ailleurs obèrent la capacité d’Emmanuel Macron et de son gouvernement de s’attaquer aux retraites et à l’assurance chômage. Ce sont les premières, et pour l’instant les seules, qui ont fait dérailler le programme néo-libéral en France depuis 2017, voire même depuis plus longtemps. Les victoires, même partielles, remportées par ce mouvement ont un pouvoir accélérateur sur les autres revendications. Il en est ainsi de la police [2]. Il en sera demain pour d’autres catégories sociales.

Le resurgissement de la question sociale

Le mouvement des Gilets jaunes a provoqué le resurgissement de la question sociale comme question majeure de la politique en France. Bien entendu, la question sociale n’avait jamais complètement été évincée. Les manifestations contre la première «loi travail» (El Khomri), ou comme celles des cheminots ou encore contre la seconde «loi travail» montraient bien une permanence de cette question. Mais, la dimension générale du pouvoir d’achat, de la pauvreté dans laquelle se débattent des millions de français, avaient eu tendance à être occultés, voire remplacés par des questions sociétales comme celle du «mariage pour tous». Ce n’est donc pas un petit exploit qu’aura réalisé le mouvement des Gilets jaunes en réussissant à remettre au centre de la vie politique française cette question.

La forte présence des femmes dans ce mouvement, qui rappelons-le fut lancé par des vidéos réalisées par des femmes, leur présence massive sur les ronds points, est aussi une indication de la profondeur de cette question sociale et de l’urgence mise à jour par ce mouvement. On dira, et ce n’est pas faux, qu’il ne concerne qu’une partie des français. Les couches sociales qui forment la base des Gilets jaunes étaient d’ailleurs, jusqu’à maintenant les «français invisibles», ceux qui travaillaient, péniblement et souvent aux limites de la misère, ou les retraités, dont les conditions sont aussi de plus en plus précaires pour une large part d’entre eux. L’irruption sur la scène politique et la scène médiatique de ces «invisibles» a donc fait l’effet d’un choc, tout comme leurs revendications ont bouleversé les ordres du jour établis à l’avance des élites politiques françaises. Ce choc et ce bouleversement doivent aussi beaucoup au soutien très majoritaire dont le mouvement a bénéficié, et continue pour l’heure de bénéficier, dans l’opinion politique française [3].

Le resurgissement de la question sociale a donc pris aussi la forme d’une insurrection. C’est cette colère qui a pris le gouvernement et le Président de la République au dépourvu, les contraignant à reculer en rase campagne, quitte à se prendre les pieds aussi dans les diverses procédures qui encombrent aujourd’hui la vie politique française, quitte aussi à devoir céder à leur propre majorité [4]. Encore une fois nous avons eu la démonstration qu’un mouvement social fort peut obtenir satisfaction et que la violence, quand elle est légitime, ne dénature nullement ce mouvement.

Ce mouvement va durablement peser sur la société française. Car mouvement des Gilets jaunes n’est aujourd’hui pas terminé. On le voit avec les diverses manifestations du samedi 22 décembre. Ses formes vont évoluer. Il va poser de manière de plus en plus claire la question du rapport à l’Union européenne et à l’Euro. Mais son impact est d’ores et déjà considérable sur la société française, sur les institutions comme sur la vie politique. La seule incertitude aujourd’hui réside dans le temps qu’il faudra pour que les changements issus de ce mouvement se cristallisent et s’institutionnalisent.

[1] Guilluy C., La France périphérique: Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2015.

[2] https://www.20minutes.fr/societe/2400463-20181220-interieur-syndicats-trouvent-accord-revalorisation-salariale-policiers

[3] Ifop-Fiducial pour CNews et Sud Radio, « Balises d’opinion », Le regard des Français sur le mouvement des « Gilets jaunes » et sur les alternatives à Emmanuel Macron, Novembre 2018 et sondage BVA, https://gallery.mailchimp.com/9159d767cdbf427eb1c520474/files/b1249d2d-71f7-40b8-98a7c1a976a9eb4b/Rapport_de_résultats_BVA_Orange_La_Tribune_RTL_Baromètre_politique_Vague_117_Novembre_2018.pdf

[4] https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/gilets-jaunes-apres-discussion-avec-les-parlementaires-le-gouvernement-maintient-finalement-toutes-les-mesures-annoncees-en-novembre_3106829.html

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Lire aussi : De la Serbie à la Belgique, le mouvement des Gilets jaunes prend une dimension européenne

Source : Sputnik


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