Il est temps d’arrêter de nous bassiner avec l’anonymat en ligne


Le Premier ministre s’en est pris à l’anonymat sur Internet, qui permet selon lui au pire de se déverser.

Mais Jean Castex se trompe : il n’y a pas d’anonymat en ligne. La loi offre tous les outils adéquats pour remonter jusqu’à l’identité des internautes, si nécessaire. Encore faut-il donner les moyens à la justice de le faire rapidement.

Faut-il en finir avec l’anonymat en ligne ? La question n’est pas nouvelle : voilà bien vingt ans qu’elle revient de temps à autre dans le débat public, à gauche comme à droite, comme si elle n’avait jamais été vraiment tranchée. Elle vient de connaître un rebond le 15 juillet, avec l’interview de Jean Castex par Le Parisien. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le nouveau Premier ministre ne mâche pas ses mots.

« Les réseaux sociaux c’est le régime de Vichy »

Car le nouveau chef du gouvernement est allé puiser dans ce qu’il y a de pire dans l’histoire contemporaine française pour se livrer un réquisitoire sévère contre les réseaux sociaux et leur mode de fonctionnement actuel. « Les réseaux sociaux c’est le régime de Vichy : personne ne sait qui c’est ! », dénonce Jean Castex. « On peut vous traiter de tous les noms, de tous les vices, en se cachant derrière des pseudonymes. »

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Jean Castex, le 16 juillet.

Si l’intéressé se dit « pour la liberté d’expression », il considère que l’anonymat « a quelque chose de choquant. […] si on se cache, les conditions du débat sont faussées ». D’ailleurs, la nouvelle tête de l’exécutif met en garde : la loi en la matière pourrait bouger d’ici la fin du quinquennat. , juge-t-il. « C’est un sujet dont il va falloir que l’on s’empare », a-t-il fait savoir, car à ses yeux, « il faudrait réglementer un peu tout ça ».

Il reste toutefois à savoir si le geste sera joint à la parole, ce qui s’avère moins certain qu’il n’y paraît. Jean Castex l’admet d’ailleurs : le gouvernement a déjà fort à faire sur le front de l’emploi, de la crise sanitaire et de la reprise économique pour ne pas se disperser. « Si on commence à dire aux gens que l’on va tout faire, ils ne nous croiront pas. Il faut choisir ses priorités ». Et l’anonymat n’en est pas forcément une.

L’anonymat sur Internet n’existe pas

Surtout qu’en réalité, l’anonymat sur Internet n’existe pas. Ce qui se manifeste en ligne, c’est du pseudonymat — le recours aux pseudonymes, pour le dire autrement. Et depuis 2004, la France sait très bien gérer l’identification des internautes qui franchissent les limites de la loi, grâce à un texte qui a fait depuis longtemps ses preuves la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), et plus particulièrement son fameux article 6.

Car l’anonymat supposerait que l’on n’ait aucune information sur l’internaute pour pouvoir remonter jusqu’à lui. Or, c’est faux : le fournisseur d’accès à Internet sait très bien qui sont ses clients (il a leur identité réelle, leur adresse postale, leurs coordonnées bancaires, leur numéro de téléphone, etc.). Et du côté des réseaux sociaux, justement, on a aussi accès à diverses données de connexion, dont l’adresse IP.

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Même avec leur vraie identité, les internautes ne se comportent pas forcément de la meilleure des façons. // Source : Facebook

L’adresse IP agit un peu comme une plaque d’immatriculation sur le net. Avec elle, il est possible de remonter jusqu’à l’abonné d’un opérateur télécom pour savoir depuis quel accès à Internet tel ou tel contenu illicite a été publié. Et bien entendu, les sites comme Facebook, Twitter, YouTube ou Twitch, ont l’obligation légale de conserver un temps ces éléments pour les transmettre à la justice, en cas de demande.

Bien sûr, il peut y avoir ponctuellement des difficultés : l’utilisation d’un VPN ne facilite pas la tâche d’identification d’un internaute. Et ce n’est pas parce que l’on a une adresse IP que l’on sait avec exactitude qui a publié tel ou tel message incriminé (l’adresse IP est partagée par exemple par toutes les personnes se connectant à la même box Internet). Mais c’est là que l’enquête judiciaire prend le relais.

Évidemment, cela peut prendre du temps. Cela requiert des moyens. Mais cette levée du pseudonymat n’est jamais hors de portée. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les faits divers qui peuplent les colonnes des médias. Il est fréquent d’apprendre que tel ou tel internaute hors des clous de la loi s’est fait pincer par les enquêteurs. Ceux qui ont harcelé et menacé la journaliste Nadia Daam pourraient l’attester.

Le pseudonymat, utile pour la vie privée et la liberté d’expression

Est-ce donc au pseudonymat qu’il faut mettre un terme ? Certainement pas : d’abord, car l’utilisation de l’identité réelle n’est pas systématiquement gage de civilité. Il n’est pas rare de voir des internautes apparaissant de toute évidence sous leur vrai nom déverser des injures dès que quelqu’un a le malheur de leur déplaire : il suffit de lire les réactions sous certains sites de presse ou sur les réseaux sociaux.

Ensuite, le pseudonymat est indispensable pour préserver sa vie privée tout en ayant un moyen d’exercer sa liberté d’expression. Aurait-on la même facilité à parler d’une maladie, de son employeur, de sa vie sexuelle, de son mal être à « visage » découvert ? Certains, peut-être. D’autres, en aucune façon. Et les cas de figure peuvent être multipliés : religion, politique, syndicalisme, fantasmes…

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Le gouvernement et la majorité présidentielle ont tenté de faire passer une loi contre la haine en ligne. Si l’intention est louable, le texte a été jugé excessif et bancal juridiquement. // Source : Commission des lois

Il faut aussi imaginer l’enfer que cela pourrait être en matière de droit à l’oubli : en principe, celui-ci doit concilier l’intérêt du public et le respect de la vie privée. Or, on peut supposer que dans de nombreux cas de figure, les demandes de droit à l’oubli impliqueront des personnes n’ayant aucune surface médiatique et, donc, seront éligibles à bénéficier au droit à l’oubli. Or, vu le volume de demandes et de pages concernées, des pans entiers du web seraient désindexés.

Le pseudonymat sert aussi à se protéger contre des représailles (comme de son patron si l’on a envie de vider son sac) ou d’autres internautes, en utilisant une fausse identité ou, plus exactement, une identité numérique. Les personnes LGBT y ont recours, par exemple. Et vous aussi, certainement : vous jonglez probablement entre différentes identités, selon les communautés que vous fréquentez sur la toile.

Faire disparaître le pseudonymat aura une conséquence immédiate et d’ampleur sur la liberté d’expression : elle reculera. Plus personne ne voudra prendre la parole sur tout un tas de sujets. De façon imperceptible, une certaine auto-censure s’installera, surtout chez les personnes qui ne se rallient pas à l’opinion majoritaire sur tel ou tel sujet. Si Jean Castex est pour la liberté d’expression, il lui faut être pour le pseudonymat.

Une justice qui a trop peu de moyens

Le gouvernement veut rendre plus efficace la levée du pseudonymat pour que cessent les injures et les « vices » ? Qu’il flèche davantage de moyens à la justice ! Car aujourd’hui, la justice est l’un des ministères les moins bien pourvus. Et c’est le gouvernement qui le dit lui-même : sur 1 000 euros de dépenses publiques, la justice n’a droit qu’à 4 euros. 0,4 %, en clair. Et il s’agit pourtant d’une mission régalienne.

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À quoi servent vos impôts ? Pas tant à financer la justice que ça.

Si Jean Castex veut faire émerger plus de civilité en ligne, sans saper les bénéfices réels que peut fournir le pseudonymat, c’est en donnant aux autorités judiciaires les outils pour agir vite et bien. Et les internautes seraient certainement moins enclins à se dépasser les bornes si les décisions de justice étaient prononcées en quelques heures ou quelques jours, en fonction du caractère d’urgence.

Le problème, c’est le sentiment d’impunité sur la toile parce que les décisions de justice arrivent trop tard par rapport à la commission des faits. Ce n’est pas le pseudonymat en tant quel le souci, mais bien l’enveloppe financière allouée à la justice. Appliquer la loi en lui accordant que 0,4 % sur 1 000 euros de dépense publique, c’est laisser croire que l’on peut être intouchable sur le net.

Tout comme le personnel soignant n’a ni besoin d’applaudissements, de médailles, ni de parades aériennes, les autorités judiciaires n’ont pas besoin d’un empilement législatif toujours plus sévère pour réguler la haine en ligne. Ce dont elles ont besoin, c’est de moyens humains et judiciaires conséquents, sans avoir besoin ni de transférer leurs missions à des tiers privés, ni de nuire aux libertés des autres.

Lire aussi : Vers un Big Brother éducatif ?

Source : Numerama


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