Le virus ne s’est pas arrêté à la frontière : une France affaiblie par l’européisme présidentiel ?


Face au Covid-19, les pouvoirs publics naviguent tristement à vue.

L’objectif visant à juguler une épidémie en atténuant au maximum son impact sanitaire et économique suppose de faire des choix sous contrainte et dans un cadre cognitif dégradé : exercice difficile par nature, qui implique un pilotage quotidien et de constants ajustements, au risque de sembler tâtonner, de paraître en faire trop selon certains et pas assez selon d’autres.

La souplesse et le pragmatisme, ainsi érigés en ligne de conduite, se sont cependant heurtés depuis le début de la crise à un dogme inébranlable sur un point précis, celui des frontières. Les autorités françaises ont d’emblée faire savoir qu’il était hors de question de les « fermer ».

La manière d’aborder cette question, ainsi que les arguments censés y répondre, montrent que la frontière est pour nos dirigeants un thème particulièrement sensible, un objet de croyances solidement établies, que les conventions n’autorisent pas à remettre en cause, même dans des circonstances exceptionnelles.

Aussi n’est-il pas illégitime de se demander si la défense bec et ongle du principe de la frontière ouverte, – c’est-à-dire de l’absence de frontière en matière de circulation des biens et des personnes ne constitue pas une limite malheureuse à l’efficacité de la réponse gouvernementale à la crise. Les capacités de résistance de la France seraient-elles bridées par les a priori idéologiques de ses dirigeants ?

Poser la question, c’est y répondre

« Il n’y pas lieu de fermer les frontières » : telle est l’idée martelée par de nombreux responsables politiques de la majorité depuis le début de la crise. Une telle fermeture a souvent été évoquée, et balayée aussitôt d’un revers de la main, au motif qu’elle serait « illusoire », « inefficace », « impossible » etc. Les quelques arguments utilisés pour justifier le rejet d’une telle mesure sont tous indigents, lorsqu’ils ne sont pas ineptes : « Un virus ne s’arrête pas aux frontières (1)» affirma ainsi doctement le nouveau ministre de la santé le 23 février dernier ; « les virus traversent les frontières (2)» confirma Edouard Philippe le 29 janvier ; ils oublièrent d’ajouter que leur affirmation était vrai précisément si l’on n’empêche pas les porteurs du virus de franchir ladite frontière. Mais « il suffit d’une personne, d’un groupe de personnes pour que, dans un bassin de vie, les choses se répandent (3)» ajouta de son côté Emmanuel Macron le 10 mars, condamnant lui aussi l’idée d’une fermeture frontalière, au moment même où les autorités expliquaient que l’objectif du « stade 2 » était de freiner la propagation du virus en France. En France oui, mais pas sur sa frontière, donc. Les esprits perplexes devaient cependant s’effacer devant la force rhétorique d’autres arguments, tels que ceux du Directeur de la Santé : « c’est compliqué d’imaginer qu’on mette en place des contrôles aux frontières terrestres alors qu’il y a une frontière maritime, des échanges aériens (4)». C’est compliqué ! Donc on ne le fait pas… Mais peu importe car, selon M. Véran, à la date du 23 février, « il n’y a pas à proprement parler d’épidémie en Italie ». Et maintenant ?

Il est difficile de comprendre qu’un point aussi important soit discuté avec une telle légèreté par les autorités. En fait, les responsables politiques estiment qu’il n’est même pas nécessaire de défendre leur point de vue ; l’argumentation leur semble ici superflue. Si l’on veut comprendre d’où vient cette étrange certitude, il faut interroger l’ensemble des croyances et des représentations auquel ils adhèrent à ce sujet. Tout le personnel politique au pouvoir appartient à l’univers idéologique du néolibéralisme dans sa version bruxelloise, autant dire de l’européisme, dont le rapport à la frontière – surtout lorsqu’il s’agit des frontières internes de l’UE – est marqué par une défiance systématique plus ou moins prononcée – de la simple circonspection à l’hostilité caractérisée –.

La moindre mise en cause du principe de l’effacement des frontières au sein de l’UE suscite spontanément, dans les sphères européistes, de la crainte et de la colère, ainsi qu’une attitude hostile au débat. Accepter de débattre à ce sujet revient en effet à quitter le terrain du dogme, à reconnaître qu’il n’est pas infaillible, et donc à l’abaisser ; c’est, peut-être aussi, prendre le risque d’être contaminé par des idées hérétiques faussement séductrices, de nature à altérer la foi de zélote censée soutenir l’édifice européiste, dont les fissures inquiètent beaucoup depuis quelques années.

La preuve la plus évidente de la crispation intellectuelle occasionnée par le surgissement du thème de la frontière se trouve précisément dans la manière dont elle a été évoquée par nos dirigeants européistes. Ils ont, en en parlant, répondu à une question que personne ne leur a posée, créant un pseudo-débat médiatique à ce sujet, dans le cadre duquel ils ne dialoguaient qu’avec eux-mêmes, évoquant rituellement les arguments ineptes et éculés qui tournent en boucle au sein de leur secte. Car, parmi les responsables qui ont interpellé le gouvernement au sujet de la frontière, personne n’a pris la parole pour demander sa « fermeture » (5). Personne n’a osé utiliser ce terme, personne ne l’a même sous-entendu. Le pouvoir en place, à travers ses représentants, a donc réduit pour lui-même le débat à une opposition binaire – ouverture vs fermeture – pour mieux le tuer dans l’œuf. La frontière ? Sujet sensible, débat interdit. Même par ces temps d’urgence sanitaire, la préservation du dogme prévaut et il faut, pour le protéger, traiter par le dédain, en déformant leur propos, ceux qui ne s’y soumettent pas.

Une frontière inutile : vraiment ?

Interrogé sur la pertinence de la « fermeture des frontières », les responsables français politiques l’ont donc catégoriquement rejetée. Le chœur des médias dominants a également donné de la voix pour discréditer cette idée, en convoquant les experts disponibles pour donner à leur position une objectivité scientifique imparable (6).

Pourtant, le consensus scientifique à ce sujet n’est pas aussi évident qu’il n’y paraît (7). Surtout, il semble que les responsables de nombreux pays n’aient pas accès à la même littérature que nos dirigeants, puisqu’ils ont bel et bien décidé de fermer leurs frontières nationales : Mongolie, Russie, Turquie, République tchèque, Slovénie, Pologne, Danemark, Pakistan, Arménie, Jordanie, Israël, Etats-Unis…(8) Beaucoup d’entre eux, on le voit, sont membres de l’UE, et n’hésitent pas à s’asseoir sur le droit européen lorsque les circonstances l’exigent.

En fait, ce qui pose problème à nos dirigeants, c’est que la fermeture des frontières est une décision éminemment politique – mot terrible, de nature à les tétaniser –. Même si les résultats sanitaires de la fermeture sont incertains, on peut la décider uniquement pour sa signification politique. Car sa portée est fondamentale : par elle, le pouvoir démontre sa capacité à prendre une décision spectaculaire pour protéger la population, manifestant ainsi la puissance de la souveraineté qu’il incarne. La fermeture des frontières possède une force symbolique qui attache les citoyens à l’Etat et à ceux qui le dirigent, et c’est en ce sens qu’elle peut aussi se révéler utile.

Dans un univers proprement politique, la légitimité de l’Etat est forte, il peut et doit prendre des décisions radicales lorsque des circonstances exceptionnelles l’exigent : face au péril, un Etat qui finasse n’est plus un Etat. « Comment mettre de l’ordre dans le chaos ? En traçant une ligne. En séparant un dehors d’un dedans » écrit Régis Debray dans son Éloge des frontières.

On l’aura compris, les dirigeants français aujourd’hui au pouvoir sont idéologiquement dépassés. Allergiques à la frontière, ils ne peuvent en concevoir le retour. Ils sont le produit intellectuel, moral et idéologique de quatre décennies de néolibéralisme bruxellois, au cours desquelles le recul et l’abaissement de l’Etat, dans ses structures comme dans sa signification symbolique, a été perçu comme une évolution salutaire, indispensable à la promotion de l’individu et à l’affirmation de l’UE. Comment pourraient-ils, en quelques jours, jeter aux orties ce à quoi ils ont toujours cru ?

Au moment même ou le gouvernement insiste sur la nécessité de multiplier les barrières sanitaires partout à travers le pays, jusqu’à l’échelle individuelle, il s’interdit d’utiliser la plus importante de ces barrières, celle qui marque la limite du territoire national. Ainsi les Français sont-ils condamnés à découvrir dans les médias des situations proprement aberrantes, tels que celles de ces passagers arrivés à Roissy en pleine nuit au départ de Milan, fuyant le confinement général décrété par les autorités italiennes mais franchissant la douane en France sans avoir à se soumettre au moindre contrôle sanitaire (9) ; ou encore ces Français, soumis, eux, à des contrôles sanitaires par les autorités italiennes au passage de la frontière quand, au même endroit, les Italiens rentrent librement en France. Comme si l’Italie se protégeait face à la situation sanitaire de notre pays (10)!

Il existe pourtant toute une palette de mesures intermédiaires entre la fermeture complète et l’ouverture générale : Fermeture des points d’entrée secondaires, concentration des flux sur les axes principaux et les plus grosses infrastructures (aéroports de grande taille), et contrôles sanitaires d’intensité variable, avec interdiction d’entrée dans certains cas. Les marchandises peuvent continuer à circuler à peu près normalement pour limiter l’impact économique de la crise sanitaire. Tout cela est-il donc idiot ? En serions-nous là ou nous en sommes si le président avait simplement interdit l’arrivée sur notre sol de ressortissants chinois au commencement de la crise ?

L’avant-gardisme européiste dont se flatte Emmanuel Macron le place paradoxalement à l’arrière-garde de la mobilisation. Les décisions prises par d’autres gouvernements au sein de l’UE (11) font l’objet de sa critique. Il s’agit à l’évidence de réflexes politiques archaïques, contraires à l’« esprit européen » dont le président français se veut le champion. L’européisme candide d’Emmanuel Macron empêche de prendre des mesures qui pourraient laisser penser que nos frontières sont un tant soit peu réactivées alors que la France est frontalière de l’Italie, deuxième foyer épidémique planétaire. A ce stade (13 mars), E. Macron accepte le principe de fermeture de certaines frontières de l’espace Schengen, alors que celui-ci est déjà largement fracturé par les décisions de certains Etats membres, et que l’Europe est désormais l’épicentre de l’épidémie selon l’OMS. Difficile de courir davantage après les événements (12) !

Depuis le milieu des années 1980, l’européisme a déterminé en France une politique économique unique et inepte qui a affaibli – faute de financement – notre système de santé ; en fin de parcours, cette idéologie confirme sa nuisance en provoquant chez nos dirigeants des blocages mentaux qui entravent leurs capacités d’action conjoncturelle face à la crise sanitaire.

Sauver des vies en France et éviter d’accélérer le délitement de l’UE : ces deux objectifs ne sont pas totalement compatibles, car la montée du péril signale le retour en force de l’Etat abaissé par l’UE. La dialectique macronienne du « en même temps » est donc soumise à une rude tension, à laquelle le président a répondu en oblitérant la question de la frontière, et en combinant les actions de freinage sur le sol français avec un appel à agir de manière coordonnée à l’échelle de l’UE, appel qui, à ce stade, résonne dans le vide.

Partout, la crise impose une remise en cause accélérée du paradigme européiste, sauf en France où le conservatisme est de rigueur à ce sujet depuis le début de la crise. Sous le poids des circonstances, les choses pourraient cependant changer rapidement : dans son allocution télévisée du 12 mars, le président a prononcé, au milieu du verbiage européiste habituel, quelques phrases à la tonalité étonnamment nationale, évoquant la nécessaire « union sacrée » des Français et assumant à l’avance les « ruptures » que la situation exigera à brève échéance (13).

Gageons qu’il ne se paye pas de mots.

Eric Juillot

Notes

Lire aussi : La France, future championne européenne du coronavirus ?

Source : Les Crises


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